Certains meurent, pas moi
2014
vidéo 10 min 27 sec
« La pensée sans l’image fait du poète le plus vivant le bavard le plus fastidieux.[1]»
Sous le prétexte d’une fiction, Certains meurent, pas moi est une œuvre qui explore les relations entre son, image et texte.
Alexandra Guillot nous raconte dans cette vidéo l’histoire d’Hector, qui se réveille dans un endroit obscur et indéterminé. Nous suivons ses pensées, plus ou moins rationnelles et lucides selon les moments. Des images floues et colorées l’accompagnent ; un son sourd, grave et cliquetant suit un crescendo qui trouvera son point culminant à la fin du récit. Pas de voix off, seule une ligne d’écriture défile en bas de l’’image comme une bannière.
Le texte suit le fil des pensées d’Hector et ne s’interrompt qu’à deux reprises. Il construit une narration en trois parties : un prélude, un récit[2] sous forme d’analepse (ou de flashback) et un épilogue. Alexandra Guillot utilise donc une structure dramatique classique, mais n’apporte pas de dénouement à son histoire. Elle laisse délibérément le champ libre à l’imagination du spectateur : Hector est-il en train de mourir ? D’halluciner ? De rêver ?
Les images, le son et le titre ne nous aideront pas plus que le texte à découvrir la vérité, nous laissant avec ce pauvre Hector dans les limbes. L’atmosphère est ici monstrueusement douce : le son et l’image, organiques, mutants, angoissants, pourraient illustrer une nouvelle d’Howard Philips Lovecraft ou d’Edgar Allan Poe, tandis que le texte nous renverrait plutôt vers la prose d’Haruki Murakami de par son calme et son onirisme. Leur dialogue confère à l’œuvre une qualité de phantasme, de rêve éveillé[3].
La vidéo originale est issue des archives personnelles de l’artiste : retravaillée numériquement, elle a subi différentes altérations produisant une abstraction, une juxtaposition de figures mouvantes et distordues. Celles-ci ressemblent à des phosphènes, phénomènes qui se traduisent par la sensation d’avoir des taches lumineuses dans le champ visuel, y compris les yeux fermés (notamment dans les états de demi-sommeil ou en cas de troubles neurologiques).
Le dialogue entre l’animation de formes filmiques et la partition sonore rappellent les œuvres de Fischinger, Eggeling ou bien encore Ruttmann, dont les films ont marqué la première partie du vingtième siècle ; l’atmosphère surréalisante convoque quant à elle le cinéma expressionniste de la même époque, référence récurrente chez l’artiste.
Ici se pose la question de l’expression formelle de la fiction : en quoi les médiums choisis ont-ils une influence sur le récit lui-même ? Car l’histoire d’Hector n’est pas seulement son récit écrit : elle se forme grâce à la juxtaposition du texte, de l’image et du son, chacune des parties jouant son rôle dans une partition que l’on pourrait nommer narration.
Cette question et ses possibles réponses traversent depuis longtemps déjà le corpus d’œuvres d’Alexandra Guillot, depuis ses textes, fragments d’histoires sans début ni fin à l’onirisme parcellaire et halluciné[4], jusqu’à ses vidéos les plus récentes, notamment Retable (2013), déjà structurée en 3 actes ou tableaux à partir d’extraits filmiques variés.
Pauline Thyss, février 2015
[1] Laocoon ; Lessing, 1766, chapitre 18 (édition Hermann)
[2] Le mot « récit » est ici délibérément utilisé dans sa fonction issue de la tragédie classique, la narration d’un événement qui a lieu hors de la scène.
[3] « Les phantasmes poétiques [sont] par leur enargeia, des rêves éveillés. » (phantasmes : tableaux poétiques ; enargeia : illusion ; chez les grecs, notamment Homère). Laocoon – Chap 14 ; Lessing, 1766
[4] voir pour exemple le document « Vrac » ; qui regroupe les textes d’Alexandra Guillot. Vous y trouverez une version du texte de la vidéo Certains meurent, pas moi, légèrement différente. Vous découvrirez également qu’il s’agit en réalité du second texte intitulé ainsi par l’artiste.