Maison Abandonnée Villa Cameline
Nice, 2013
Mathématiques nocturnes
160 x 200 x 140 cm
Table retournée, bouteilles brisées, ballon de baudruche, housse en tissu sérigraphiée, ampoule, câble
nuit blanche
vidéo noir et blanc sonorisée 25 minutes
la mère des enfants perdus
240 x 200 x 100 cm
Structure métallique, chien bibelots, lampe électrique
la chambre d’amie
1 m 50 x 1 m 50
caisson lumineux double face
L’abri de l’ire
livres, lampe à LED, néons lumineux
dimensions variables
Rituel
tube de rouge à lèvre noir
L’amoureuse
sérigraphie, cadre multimédia, guirlande de LED
dimensions variables
Horloges
plexiglass noir, moteurs d’horloge, aiguilles dimensions variables
Chacune des 8 horloges est arrêtée à la même heure, seule la trotteuse tourne. Un horloge est présente dans chaque pièce/installation.
Entretien avec Alexandra Guillot
Ta dernière exposition s’appelle « L’heure du loup ». Dans quelle mesure doit-on y voir un lien avec le film éponyme de Bergman ?
Cette exposition, qui est un travail sur le temps et ses variations de perception, partage avec le film la même fascination pour ces moments de bascule, de dérive, où la durée n’est plus perçue de la même façon. Pour être honnête, j’ai trouvé ce titre un peu par hasard. Je cherchais quelque chose comme « entre chien et loup », une expression qui mette en jeu une situation intermédiaire, de transition, quand je suis tombé sur L’heure du loup. J’ai aussitôt visionné le film. Le propos de Bergman correspondait exactement à ce que je voulais réaliser. Finalement cela a même orienté mes travaux. Il m’arrive souvent de partir d’un titre pour réaliser une œuvre ou une exposition, le titre a la faculté de cristalliser, de concentrer le propos, et me permet ainsi de libérer d’autres pistes de réflexion.
On trouve beaucoup de références à la nuit, au domaine du merveilleux, au conte : les pendules arrêtées, la lune, la lumière, féerie parfois dangereuse, les animaux. Toutes ces représentations symboliques, liées au monde de l’imaginaire, à l’enfance, sont présentes dans l’exposition. Est-ce récurant dans ton travail ?
Effectivement, cet univers apparaît dans la plupart de mes travaux précédents de façon plus ou moins marquée. Je crois qu’il y a en moi une forme d’innocence que j’ai toujours eu peur de perdre et que je m’efforce de préserver. Puisque l’on parle du conte, j’avais déjà réalisé Le radeau de l’amoureuse, une pièce en bois où est gravé un cœur transpercé d’une flèche abritant le signe l’infini. Cette sculpture avait été présentée au Castel Plage à Nice, comme échouée sur les galets. On la retrouve dans l’expo mais cette fois sérigraphiée. C’est la même idée qui est à l’origine de ses deux variations. Il est vrai aussi que j’ai relu Grimm, mais surtout les romans d’Edgar Allan Poe que j’adorais adolescente. Cette littérature, qui tient plus du conte macabre, du romantisme noir, a certainement dû m’influencer.
Dans une des pièces, on peut découvrir une installation avec une pelote de laine noire posée sur une bergère qui se déroule en écheveau jusqu’au plancher. On pense à un ouvrage tombé des mains d’une personne qui aurait soudainement disparu, d’autant que la bergère est recouverte d’un drapé blanc assez fantomatique.
Cette installation est inspirée de la figure homérique de Pénélope qui, des nuits durant, a défait son ouvrage pour le refaire inlassablement en attendant le retour hypothétique d’Ulysse. C’est une pièce sur l’absence de l’être aimé, mais aussi sur le sentiment d’abandon de la personne qui attend et qui finit par disparaître, elle aussi, dans cette répétition, comme annihilée, remplacée, par sa passion dévorante.
La couleur noire est très présente également au fil du parcours.
Il y a en général très peu de couleurs dans mon travail. Et cette exposition ne déroge pas à la règle, si l’on excepte l’aiguille rouge de la trotteuse des pendules.
Parle-nous de cette installation qui est omniprésente dans l’exposition…
Il y a une horloge dans chaque pièce. Toutes sont différentes, mais réalisées selon la même charte, et toutes sont arrêtées à la même heure. Il n’y a que la trotteuse qui continue à tourner. C’est une manière d’évoquer un temps parallèle, mais aussi l’insomnie, un état où ce temps justement paraît ne plus vouloir s’écouler.
Tu sembles fascinée par la sensation que provoque cet état entre veille et sommeil. La vidéo « Nuit Blanche » explore également ce climat de perception altérée…
C’est une nuit d’insomnie avec toutes ses altérations de conscience, d’angoisse qui monte au fur et à mesure du manque de sommeil. Il y a une séquence qui revient plusieurs fois, je casse une pierre avec un marteau, la séquence est projetée à l’envers. À la fin, on voit le monolithe se reconstituer entièrement. C’est pour moi une façon de mettre en scène ce que Rothko appelait la sagesse de la souffrance. Je ne suis plus dans cet état d’esprit aujourd’hui, mais disons que si tu touches le fond, tu peux rebondir et remonter. On peut voir cette stratégie de survie comme une forme de résilience. J’aime ce mot et l’idée d’un salut possible par une sorte d’abandon de soi, de purge de nos démons intérieurs induit par un passage à un autre niveau de conscience.
Le tube de rouge à lèvres posé sur le lavabo de la salle de bain est complètement noir et ressemble à une balle de revolver. Est-ce une balle perdue pour une belle perdue, pour paraphraser une chanson de Daniel Darc ?
Pourquoi pas ? (Rires) Il y a dans toutes mes œuvres plusieurs interprétations possibles. « Rituel » est un tube de rouge à lèvres noir, qui fonctionne aussi avec la vidéo. On peut me voir dans une séquence me barbouiller le visage avec cet accessoire de maquillage. La vidéo étant en noir en blanc, il devient vraiment du noir à lèvres qui finit par déborder sur tout mon visage. Cette séquence est la représentation d’un rituel, un rituel raté !
Doit-on y voir une inaptitude à vouloir plaire, à séduire selon les codes traditionnels ? Tu as souvent pris dans ton propre parcours la tangente de la norme, l’une de tes œuvres antérieures s’appelle même Borderline. L’installation « Adolescence » (la mère des enfants perdus) renvoie à un moment particulier de ton adolescence ?
Effectivement, si je l’ai baptisée « Adolescence », c’est que cette pièce est une œuvre narrative constituée d’éléments biographiques. Elle m’a également été inspirée d’une chanson de Keny Arkana, une rappeuse marseillaise qui parle des jeunes attirés par la vie dans la rue. J’ai moi-même, quand j’avais 17 ans, vécu de cette manière, nomade, précaire, en squat avec des punks à chiens. Je jonglais dans les rues, offrais du spectacle comme on dit. Il était fréquent de dormir à la belle étoile. Le lit est un lit d’ado, un lit d’internat, avec des barreaux volontairement très hauts, démesurés, inatteignables. Il a été réalisé sur plan. Au sommet, il y a une plaque d’aluminium brossé, rayé, qui donne à voir une manière de voie lactée, de ciel étoilé. Quand aux sculptures de chiens posées en dessous, elles évoquent ceux qui nous accompagnaient, nous protégeaient quand nous dormions à ciel ouvert. Ce sont des sculptures dénichées dans des brocantes, repeintes en noir, trois chiens adultes et un chiot avec une ampoule sur la tête, la seule source de lumière !
Toujours ce souci constant de la lumière ?
Oui, la lumière est un matériau que je convoque souvent dans mes travaux. Une des installations que je prépare actuellement est d’ailleurs une sorte de cage à ampoule avec une bande-son qui varie selon qu’elle soit allumée ou éteinte ! L’expo à la Villa Caméline, qui est une demeure séculaire conservée dans son jus, se prêtait bien à ces jeux de clair-obscur. Mais il a fallu d’abord « borgnoler », occulter toutes les fenêtres avec du rideau de théâtre, pour éviter le parasitage des sources extérieures.
La lumière est également présente avec la pièce « L’abri de l’ire », le mot « ire » est inscrit en lettres de feu, si j’ose dire, puisque posée dans l’âtre d’une cheminée !
C’est une installation faite à partir de néons qui forme le mot « Ire ». La lumière qui s’en dégage est irrégulière et envoie parfois des éclats. Je l’ai mise en place à l’atelier, mais cela m’a paru évident de la disposer dans cette cheminée. Même si je n’avais pas fait attention au départ que cela pouvait former un jeu de mot visuel avec l’arrête supérieure de l’âtre et donner ainsi le mot « Fire ». Souvent les choses procèdent de façon inconsciente et ouvrent de nouvelles perspectives au moment de l’accrochage.
Placé juste à côté un écran vidéo montre un cœur qui bat ! C’est d’ailleurs dans cette exposition la seule note d’une présence humaine, si l’on excepte la vidéo où tu apparais brièvement…
C’est la deuxième vidéo que j’ai intégrée au parcours. En fait, il s’agit d’un found footage extrait d’un film de propagande russe datant de la Seconde Guerre mondiale, traduit en anglais parce que destiné aux Américains. Avec cette saynète édifiante, l’armée soviétique voulait montrer qu’elle avait le pouvoir de ressusciter ses soldats en conservant un cœur en vie. Dans ce film, dont le but était d’impressionner les forces adversaires, les Russes montraient également de quelle manière ils pouvaient maintenir en vie un chien découpé en plusieurs morceaux.
Avec « L’abri de l’Ire », on aborde un univers qui t’est particulièrement cher. Là aussi la lumière filtre mais au travers d’un abri de fortune fabriqué avec des livres assemblés en tasseaux.
Ce n’est pas la première fois que j’utilise des livres. J’avais déjà réalisé à la Maison, galerie singulière une installation avec des livres de poche, ainsi qu’une tour de Babel à la Maison des artistes de Cagnes-sur-Mer. Ce cocon de livres me fait penser à ma mère. Je l’ai vu enfermée dans ses livres, veiller, ne pas dormir de la nuit. J’ai, moi-même, beaucoup lu, au point de risquer l’enfermement, de me couper du monde réel. En fait, je suis artiste à défaut d’être écrivaine. La pratique de l’écriture est très présente dans mon œuvre et au cœur de mon processus créatif. Cela convoque autre chose, c’est un exercice aride mais auquel je suis intimement liée. Lors de mon voyage en Chine, je tenais régulièrement un journal que j’envoyais à quelques amis. J’ai également réalisé, de façon artisanale, des éditions très limitées de poèmes.
Avec la performance Silencio, cette obsession liée à l’écriture se révèle sous une forme d’épure très radicale
Oui, c’est une performance que j’ai réalisée à plusieurs reprises, la première fois c’était en 2010 dans une chambre d’hôtel à Vaison-la-Romaine. Elle m’a été inspirée, à une époque où je n’arrivais plus à écrire, par une citation de Mallarmé : « Sur le vide papier que la blancheur défend ». Quand je suis, par hasard, tombé sur ce destructeur de documents qui s’appelait Silencio, l’idée a pris forme. Je m’isole dans une pièce plongée dans l’obscurité, la seule source de lumière éclairant la table où j’officie. Devenant un être intemporel qui évolue dans une autre sphère, on me voit passer au broyeur des feuilles blanches. Au fur et à mesure que le temps s’écoule, le tas de feuilles laminées grossit, enfle, pour devenir une sculpture. Au départ, c’était une sculpture, c’est devenu une performance, aujourd’hui je peux dire que c’est une sculpture dont je fais partie. Cette œuvre est emblématique pour moi du passage du littéraire au plastique. C’est un acte d’isolement qui renvoie à la solitude de l’écrivain, à une autre nuit aussi. En octobre, je suis invitée par un commissaire néo-zélandais à reproduire cette performance à Gdansk.
Revenons à l’Heure du Loup et à cette étrange installation au rez-de-chaussée, « Mathématiques nocturnes ». Les pieds d’une table renversée servent de support à une baudruche/planisphère. Au-dessous, des bouteilles vides, propres mais cassés au goulot. Elles sont en ordre serré, si bien alignées que j’ai pu penser à quelque chose d’industriel, de rationnellement organisé. Par ailleurs, la table étant renversée comme on peut renverser les valeurs, j’y ai vu une sorte de parabole sur le nouvel ordre mondial, ou plutôt le nouveau désordre mondial ?
On m’a dit aussi que le ballon planisphère faisait penser à celui avec lequel joue Chaplin dans le rôle du dictateur. J’adore les interprétations, beaucoup sont possibles d’autant que « Mathématiques nocturnes » est une pièce que je n’hésiterais pas à qualifier de surréaliste. Si toutes ont été réalisées in situ, celle-ci aurait pu trouver sa place dans un white cube, car elle très formelle de par le carré, le rectangle, la boule et les pointes anguleuses des goulots qui menacent faire exploser la planète baudruche à la moindre secousse.
Très formelle aussi « La lune », ne serait-elle pas la pièce la plus emblématique du propos de L’heure du loup ?
Cette exposition ayant pour thème la nuit, je ne pouvais pas faire l’économie de cet astre nocturne empreint de mystère, source de nombreuses mythologies et qui m’a toujours fasciné. Je l’ai installé dans la partie supérieure de la Villa Caméline, dans « La chambre ». J’imaginais que l’astre céleste venait se reposer un temps dans la maison. C’est un rond lumineux inscrit dans un carré. Ce caisson lumineux a été réalisé à partir d’une image en très haute définition de la Nasa, la plus grande photo que l’on puisse trouver de la lune. C’est également la plus grosse production que j’ai jamais réalisée. Elle me tient particulièrement à cœur.
On le voit encore avec L’Heure du loup, tu explores la diversité des médiums. Penses-tu qu’un artiste plasticien se doit d’être, aujourd’hui, pluridisciplinaire ?
C’est en tout cas une tendance qui se confirme avec les nouvelles générations. Personnellement, cette palette de choix dans la forme me permet d’exploiter au mieux une idée, de trouver le matériau le plus apte à développer chacun de mes propos. Je me souviens d’une exposition d’Eric Troncy à la fondation Lambert où il était commissaire. Il avait redessiné quasiment une œuvre. Cela m’avait marqué ! Il faut que l’on soit nos propres commissaires. Il ne suffit pas de s’exprimer sur différents supports, il faut aussi avoir, à un moment donné, un regard extérieur sur son accrochage, envisager la scénographie comme une narration, bref tout cela me paraît plus que jamais indissociable du travail artistique. Toutes les pièces ont été réalisées pour cette exposition et ce lieu, excepté la vidéo qui est un travail que j’avais entamé avant. Ce qui m’a séduit tout particulièrement à la Villa Caméline, c’est le fait d’avoir à ma disposition plusieurs pièces séparées et la possibilité d’intégrer des scénographies différentes. Ce qui est impossible dans une galerie traditionnelle. J’ai dessiné le parcours mais corrigé le tir in situ, car le terrain s’exprime et fait valoir ses contraintes. C’est d’ailleurs tout ce qui fait le charme de ces habitations où l’on doit composer avec le vivant, en tout cas avec l’âme du lieu puisque la Villa Caméline n’est autre qu’une maison abandonnée.
Propos recueillis par Olivier Marro